Avis Express : Prodigieuses Créatures, de Tracy Chevalier
Impossible de remettre la main sur mon plésiosaure de 10 mètres, ni sur mon ichtyosaure de 20 mètres de long, alors voici quelques fossiles plus modestes ramassés sur les côtes normandes (Calvados) ;)
Prodigieuses Créatures, de Tracy Chevalier. J’ai trouvé cet exemplaire dans une cabane à livres. Un ouvrage que l’éditeur offrait pour l’achat de deux autres volumes de la même collection. Il s’agit souvent de livrets courts, et pas toujours passionnants. Mais ce bouquin avait l’air plus conséquent. J’ai lu la quatrième de couverture : une histoire de foudre, d’amitié… mais surtout une histoire de fossiles ! Un thème qui n’est pas très fréquent dans la littérature.
Prodigieuses Créatures nous raconte l’histoire de Mary Anning (qui a réellement existé). Nous sommes au début du XIXe siècle. Cette pauvre bougresse analphabète vend aux touristes les fossiles qu’elle trouve sur la plage de Lyme Regis, dans le sud de l'Angleterre. Elle espère ainsi pouvoir s’acheter un seau de charbon pour se chauffer ou de quoi manger. Elle rencontre Elizabeth Philpot, une femme de la petite bourgeoisie, tout droit débarquée de Londres. Elizabeth est, elle aussi, passionnée par les fossiles. Une amitié puissante finit par lier les deux femmes, bien qu’elles proviennent toutes deux de mondes totalement opposés. Mary apprend à Elizabeth tout ce qu’elle sait des fossiles, Elizabeth l’encourage à apprendre à lire et à écrire, lui procure des ouvrages sur la paléontologie etc. Mary grandit peu à peu, et son savoir sur les fossiles devient très étendu : elle passe littéralement sa vie avec eux, jour après jour, sur la plage. Elle découvre aussi de très grands spécimens que personne n’avait jamais trouvé ou pu identifier auparavant. Les hommes s’emparent de ses découvertes et la rejette, elle n’est qu’une « découvreuse » après tout, une moins que rien dont tout le monde profite. Mais Elizabeth ne s’en laisse pas conter. Malgré ses craintes, elle va défendre son amie jusque dans les plus grandes sociétés de géologie londoniennes, qui sont pourtant strictement interdites aux femmes.

Personnes ramassant des fossiles à Lyme Regis lors du Festival des Fossiles. Une photo de John Cummings sous license CC BY-SA 3.0 (Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 non transposé)
Prodigieuses Créatures est un très grand roman sur l’amitié, les clivages entre classes sociales et les contraintes absurdes qu’elles nous imposent, sur la rafle que les hommes opèrent dans tous les domaines sur le travail des femmes, et sur la lente et difficile émancipation de ces dernières.
C’est également un très grand roman sur les fossiles. Ce n’est pas juste un prétexte, l’autrice vous en parle à chaque page, vous les décrit, vous les « montre ». Si vous en avez la possibilité, cherchez les noms que cite Tracy Chevalier sur votre moteur de recherche préféré. Nous sommes très loin des animaux que nous connaissons actuellement, pouvoir visualiser ces « prodigieuses créatures » enrichira grandement votre lecture.

Duria Antiquior, un Dorset plus ancien : première représentation de « paléoart ». D'après une aquarelle peinte par le géologue Henry De la Beche (1830), se basant sur les fossiles découverts par Mary Anning à Lyme Regis (image du Domaine public)
Autre point tout à fait intéressant : on sait maintenant ce que sont les fossiles. Mais au XIXe siècle, c’était beaucoup moins clair. Des créatures de Dieu, certes, mais est-il possible qu’elles n’existent plus ? Ou alors proviennent-elles de rivages lointains inconnus en Europe ? D’ailleurs, le monde a-t-il été créé en six jours ? Une chose que l’on sait assurément, c’est que l’âge de la terre est de 6000 ans, mais serait-il possible que la terre soit plus ancienne ? Les débats faisaient rage, à l’époque, chacun y allant de son interprétation des textes sacrés, pour expliquer la présence des fossiles sur Terre. Mary Anning ne s’occupait pas de ce genre de théorie, elle relevait les fossiles et les observait « scientifiquement ». Elle a ainsi permis d’ouvrir la paléontologie moderne en livrant à la science son approche désintéressée, dépassionnée, des fossiles ainsi que des spécimens tout à fait extraordinaires.
Elle a aussi permis des avancées spectaculaires en géologie, et notamment en géochronologie, cette science qui, via l’étude des fossiles, permet de reconstruire l'histoire de la Terre.
Un Doodle de Google, pour célébrer le 215e anniversaire de Mary Anning, le 21 mai 2014 (© Google)
L’écriture de Prodigieuse Créatures est particulièrement réussie. Elle restitue parfaitement les divers aspects du roman « moderne » qui était alors en train d’émerger au Royaume-Uni, et qui allait donner naissance aux romans tels que nous les connaissons aujourd’hui. Les aspects « romance » et surtout « gothique », chers à cette époque, sont également abordés. Il y a notamment un passage savoureux où l’une des protagoniste critique sévèrement ces ouvrages pas très sérieux, souvent écrits par les femmes pour les femmes (encore un domaine que l’homme a totalement investi jusqu’à l’éviction de la plupart des autrices, et même du nom de leur métier !). La narration est « classique » et lente. Elle procède par petites touches, comme la recherche lente et laborieuse de fossiles sur la plage. Et pourtant, vous avez du mal à vous détacher du bouquin, vous êtes littéralement happé par cette histoire.
Ce livre remarquable était offert quelque temps par l’éditeur Gallimard. Vous pouvez cependant toujours l’acquérir pour quelques euros ou vous le faire offrir ! Un livre intelligent et tout en subtilité, où l’on apprend beaucoup de choses, tout en vivant une aventure humaine hors du commun. Je vous le recommande vivement. Bonne lecture !